Un roman c'est une vie.
Il m'arrive d'être lourd d'un roman, qui se prend dans mon corps, m'alourdit.
Je dirais presque parfois que c'est des enfants que je porte, ces romans.
Il me reste quelques pages à lire de celui-ci. Je sens l'accouchement proche.
D'ailleurs depuis quelques jours je rêve d'accouchement. Je pense à cette rude épreuve que ce fut de sortir du néant pour vivre — d'après ce qu'on m'a rapporté.
A présent c'est ma vie qui donne vie au livre — auquel quelqu'un d'autre a donné vie une première fois. C'est donc plutôt que ma vie — ma pensée, mon imagination — éveille sa vie de la dormance, où elle était et où, sans doute, elle retournera, la lecture finie.
Vous allez donner vie à ce roman, à votre tour, il va se gonfler de votre souffle, pendant que vous allez absorber le sien. Le livre parle de cela, tout en le faisant. Tous les personnages le font, la vie, dans ce roman, n'a pas de frontières. D'ailleurs le "héros" porte avec lui un inhalateur dans lequel il respire, de temps en temps, comme un indice pour nous le rappeler.
La vie est bancale. C'est comme ça qu'on la reconnaît. Non, la vie est instable — les mots ont leur importance. Le "héros" ne porte que provisoirement des béquilles.
« Il arpenta les rues au hasard. Elles se ressemblaient toutes avec leurs barres d'immeubles uniformément laids dont le mortier s'écaillait, des blocs de béton de trois ou quatre étages qui se dégradaient en l'espace d'une nuit. Les jardins débordaient d'épaves et de vieux meubles. Dans l'un d'eux, il avisa un figuier souffreteux. Shmuel, qui était friand de figues, s'arrêta un moment, histoire de voir s'il pouvait trouver deux ou trois fruits précoces, ce qui était absolument impossible puisque le figuier ne donnait pas ses premiers fruits avant la Pâque. Il cueillit une feuille et, toujours chargé de son barda, il poursuivit son chemin à petits pas jusqu'au bas de la rue. Des poubelles, la plupart sans couvercle, s'alignaient sur les trottoirs au pied des immeubles. Des gamins pourchassaient à grands cris un chat jaune qui leur échappa et disparut dans l'ombre des pilotis soutenant les H.L.M. Les terrains vagues étaient envahis par les ronces et les herbes folles. Ça et là s'entassaient des amas de ferraille tordue. La plupart des volets étaient clos, les halls d'entrée encombrés de vieilles bicyclettes et de poussettes attachées par des chaînes.
Une jolie jeune femme vêtue d'une robe d'été très colorée apparut à une fenêtre du premier étage. Le buste à moitié dans le vide, sa poitrine généreuse appuyée sur la balustrade, ses longs cheveux lâchés, elle se pencha pour étendre un corsage humide sur une corde. Shmuel leva les yeux. Elle lui parut mignonne, charmante, gentille et qui sait, sympathique. Il décida de l'aborder, s'excuser et lui demander conseil : où devait-il aller ? Que fallait-il faire ? Mais le temps qu'il cherche ses mots, elle finit de mettre son linge à sécher, referma la fenêtre et disparut. Planté au milieu de la chaussée déserte, Shmuel se débarrassa de son sac qu'il abandonna sur l'asphalte poussiéreux et posa soigneusement par-dessus le manteau, la canne et le chapeau. Et il resta là à s'interroger. »
Amos Oz, Judas, 2014
Traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Gallimard, 2016
Peinture de Marlene Dumas, Time and Chimera, 2020
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