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Dans un bel acte manqué

    L'institutrice du Plessis-Bouchard était une «grande dame». Elle s'appelait madame Defrance et ne faisait pas chanter Maréchal, nous voilà, mais La Marseillaise. Mon père, le petit Parisien nouvellement arrivé, s'adaptait difficilement. Un jour, il prit en cachette dans l'armoire, en partant, tout un paquet d'images réservées aux bons élèves. Dans un bel acte manqué, il les laissa tomber juste au moment où il passait devant madame Defrance. Elle lui dit simplement d'aller les remettre dans l'armoire. Par la suite, il devint bon élève et accumula les images et les prix, de magnifiques éditions Hetzel dont les gravures me firent rêver à l'adolescence.

Anne Gorouben, 100 Boulevard du Montparnasse

Dans un bel acte manqué, cette expression émouvante, dans sa lucidité, dit merveilleusement ce que dit aussi le dessin : cette tendresse pour le personnage dessiné (en réalité un des protagonistes de la mémoire de l'artiste : l'enfant qui deviendra son père). Merveilleusement et avec transparence, ce qui allie deux qualités tout à fait opposées qui sont pourtant bien là, fondues dans le dessin de Anne Gorouben, et que son écriture décoche d'une heureuse expression : dans un bel acte manqué.
La transparence est dans cette lumière blanche, cette clarté que le dessin révèle à fleur de noir du crayon, dans le visage, dans le corps même du petit garçon trahi par sa culpabilité, aux pieds duquel sont tombées les images-récompense dérobées à la maîtresse. Le merveilleux est dans l'accord silencieux de leurs deux visages, secrètement inclinés vers l'objet qui scelle à leurs pieds un pacte de reconnaissance, cette reconnaissance que revendiquait le petit héros au centre du dessin, son beau visage, son pas en avant.

Dessin : Anne Gorouben, 100 Boulevard du Montparnasse

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