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L'espace du dedans


Vers la fin du IVe siècle de notre ère, le jeune Augustin, professeur de rhétorique latine à Carthage, quitte l'Afrique pour Rome, puis pour Milan où il rencontre Ambroise.

Ambroise était un lecteur extraordinaire. "Quand il lisait, raconte Augustin, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence, car il ne lisait jamais à haute voix." *

Cette façon de lire, relatée pour la première fois par Augustin dans ses Confessions, ne deviendra véritablement habituelle en Occident que vers le Xe siècle.

Lire à haute voix en présence d'une autre personne impliquait une lecture partagée, délibérément ou non. Pour Ambroise, lire avait été un acte solitaire. "Peut-être craignait-il, s'il lisait à haute voix, songeait Augustin, qu'un passage difficile chez l'auteur qu'il lisait ne suscitât une question dans l'esprit d'un auditeur attentif, et qu'il dût alors en expliquer la signification ou même discuter de certains des points les plus abstrus." Mais grâce à la lecture silencieuse, le lecteur put enfin établir une relation illimitée avec le livre et les mots. Ceux-ci n'avaient plus besoin d'occuper le temps nécessaire pour les prononcer. Ils pouvaient exister dans un espace intérieur, lus avec emportement ou à peine commencés, déchiffrés complètement ou dits à moitié, tandis que les pensées du lecteur les inspectaient à loisir et découvraient en eux des notions nouvelles, ce qui permettait des comparaisons avec la mémoire ou d'autres livres laissés ouverts pour consultation simultanée. Le lecteur avait le temps de considérer ou reconsidérer les précieux mots dont les sonorités – il le savait désormais – pouvaient résonner au dedans aussi bien qu'au dehors. Et le texte lui-même, protégé des tiers par sa couverture, devenait la propriété privée du lecteur, sa connaissance intime, que ce fût dans la studieuse salle d'écriture, sur la place du marché ou chez lui.*

* Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Actes Sud

Édouard Vuillard, Le liseur, Musée d'Orsay

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