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Maria

Le soleil ne s'en va pas ce soir, il reste flotter au-dessus des rues, lézarder sur les murs. Le soleil doré dans lequel Martin s'est assis devant la gare. Ce livre l'habite. Il habite dans ce livre autant que dans ces rues. Il se promène dans les phrases tout en regardant les gens qui passent devant lui, la plupart souriants, joyeux, et il comprend que c'est vendredi soir, la fin de semaine.
Il lit encore Maria Borrély. Il lit plusieurs fois ses petits livres. Il ne lui en manque qu'un. Dommage qu'elle n'ait pas plus écrit. Il voudrait la voir, la connaître, parler avec elle. C'est une femme comme il aime. Il aime cette femme, née exactement vingt ans avant son père. Il a remarqué cette date : elle avait 19 ans quand elle a pris son poste d'institutrice débutante dans ce village de l'Ubaye. L'année d'après mon père est né, se dit Martin, en 1910. Elle pourrait être sa mère, celle qu'il aimait tant. La grand-mère de Martin, morte quand il avait moins de 2 ans, il en a un vague souvenir : la maison du deuil – la maison du rideau noir, du silence, de l'interdit.
Mais Maria c'est le soleil et le jus de la vie. Il l'étreint à travers toutes les femmes. Toutes les femmes ne sont qu'une. Quand Martin est amoureux, c'est toujours de celle-ci. Elle a plusieurs visages, plusieurs corps. Mais il ne peut pas y avoir plusieurs amours. Son amour s'appelle Maria, Marianne, Marie... ou d'autres prénoms mais qu'il oublie.
Pendant ce temps Ninon et Hyacinthe, les deux enfants, annoncent le printemps aux Reculas.

De chez Appollinaire les enfants sortent à la bousculade, précédés de Scissz. En se faufilant entre leurs jambes le chien, fou comme une hache, les renverse. L'air est une fleur et sur les toits la neige est affaissée de moitié. Celle du chemin, c'est encore de la glace, mais une glace attendrie, poreuse. Dans les champs, où gambade le vent, c'est de la neige morte, grise, gonflée d'eau mais presque féconde déjà, sur le point de devenir des pâturages, des béliers, des taureaux. Un peu partout sur la pente les palissades en zigzag, naguère enfouies, ressortent maintenant à moitié, noires d'humidité.
Les enfants ayant lancé leurs bérets, Scissz bondit les prendre, reparaissant hors de la neige aussi trempé que s'il sortait d'un ruisseau. Il empeste, se secoue et vous lance encore de l'eau avec sa queue, l'animal. Hyacinthe s'est remis le béret sur la tête, le chien saute et le lui enlève.
Les enfants alors applaudissent, hurlent de joie. On croirait qu'il sont vingt. Voilà maintenant la bête de chien qui se met à bâfrer de la neige. Étouffés par le hoquet, délirants, les enfants n'en peuvent plus.
Hermeline et Adèle Fauroi sont sorties ensemble.
« J'ai cru que quelqu'un s'était fait mal » dit Adèle.
Tout d'un coup Ninon, tournée vers le nord, jette un cri :
« C'est déneigé à Soleille-Bœufs ! »
D'où elles sont, les maisons leur masquant la vue, Hermeline et Adèle ne peuvent voir Soleille-Bœufs. Elles descendent la rue, se mêlent aux enfants à découvert, à dix pas de chez les Rosans. C'est bien vrai. À l'adroit sur le hameau un grand champ est déneigé au milieu. Et l'on grimpe dare-dare là-haut. Voici enfin une terre patiente, décidée à faire bientôt de l'orge, du seigle. Juste au-dessous, le grand pré qui n'est pas encore tout à fait déneigé, mais ça commence. Les touffes d'herbe gonflées d'eau se voient déjà sous la minceur de la neige mouillée, le beau pré se devine où dans quelques semaines les fleurs se toucheront toutes, où les belles génisses heureuses et les taureaux sans défaut se prélasseront, le pré qui sera une soie, un miel. Et l'on se met à danser, l'on se baisse pour toucher la terre crue, sentir son odeur puissante. On s'agenouille et à grosses lèvres on baise la sainte terre.
Chez Fabrice ont couru les enfants toujours précédés du chien. En entrant ils renversent le balai et une fourche, font tout claquer, crient comme des sourds parmi les sourds.
« C'est déneigé à Soleille-Bœufs ! » et pleins de joie ils élèvent leurs mains terreuses.
D'entre les nuages de marbre blanc qui s'ouvrent, sort un soleil aveuglant.
Tout doré, le coq vole ici sur la clôture noire, branlante et déjetée. Au moment où paraissent dehors les femmes avec Damien et Gabin, de grandes orgues éclatent. Gabin, une explosion d'étonnement dans la figure, écoute mugir les orgues. Ça vous broie les oreilles.
« La source ! crie Émérentiane, la source qui a crevé !
— La fontaine est délivrée ! »
On court au-dessus du hameau, tout le monde grimpe au rocher. Les digues de glace rompues, la terre s'est ouverte comme une mamelle ! Voici la source vivante. D'entre les frênes nus, on la voit sauter de roc en roc, disparaître, reparaître, jeter ses lances, au rythme régulier de sa puissance artère. Elle leur crache les flocons de son écume, pareille à un envol d'anémones et de jasmins. 

Les Reculas, Maria Borrély, 1936. Réédition en 2010 par les éditions Parole
Chaïm Soutine, 1939 

Commentaires

  1. Amoureusement lu, au réveil, juste avant le café, ce superbe texte, lecture, écriture, peinture mêlées, Martin, Maria, Chaïm, prénoms en écho, sources et exclamations d"enfants. Merci.

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