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Les Reculas

La saison change. Il va vers cinq heures du soir marcher dans les rues, la tête tassée, raidie de travail. Le temps est doux, le soleil joue une partie de cache-cache nonchalante avec un ciel délavé comme des fleurs de roses. Il a mis un petit gilet par-dessus la chemisette d'été et respire en dansant sa marche d'oiseau léger. Traversant un parc, il croise une petite fille qui marche dans l'herbe quelques pas devant sa maman, à qui elle parle sans se retourner, le visage joueur, encore plein des jeux partagés d'écolière, et la jeune maman, dans l'élan gracieux, se met à compter, posément, un, deux, trois, jusqu'à quinze. Il y a de grands arbres juste devant, un beau tronc élancé de tilleul que la petite a sûrement repéré pour se cacher derrière.
Martin va s'asseoir sur un banc. Il lit, il savoure plutôt, lentement, comme un mets, une page des Reculas de Maria Borrély.

Faites pour porter trente chutes de neige, les maisons sont basses, au toit plat et comme tassées par l'amas des neiges, recouvertes de dalles naturelles noires, épaisses, larges comme des tables. Au-dessus de la dernière maison du haut, la fontaine coule à gros vacarme dans un fût de sapin creux. Dure. Elle souffle du froid. S'étant avancée pour tremper sa main, Béatrix la retire rouge comme braise. L'eau est raide !

Martin n'est pas loin de son enfance, au pied de Chabrières, ensoleillé, les hameaux bien étagés au-dessus de la Durance. Il y avait des torrents, à l'écart, dangereux, imprévisibles. Il entendait parfois parler de l'Ubaye, comme d'un pays rude, sombre, mais respecté, aimé peut-être mais lointain... aux Ubacs, pensait-il. C'est un peu là, qu'il avait imaginé Les Reculas, en choisissant le livre.
Il aime lire lentement. Il ne peut faire autrement, d'ailleurs. Il faut que les phrases lui amènent la vie, les couleurs, les frémissements qu'elles contiennent. Ces miracles, qui vous entrent dans le cœur. C'est pour cela qu'il déguste. Il reconnaît les auteurs qui écrivent ainsi, pour cette lecture-là. Il imagine une mère qui mâche en pensée la bouchée qu'elle donne à son enfant. Il sait bien qu'aucun auteur ne pense à lui ni à quelconque lecteur, mais il ne peut s'empêcher de voir la mère partout où il en a besoin, non plus comme un enfant resté imprégné d'elle, mais comme un homme qui éprouve le lien charnel de la continuité des humains.
Martin sur ce banc, devant le gazon, penché à peine sur le petit livre qu'il a en mains, et maintenant un doux crépitement dans la frondaison au-dessus de lui. Il restera encore longtemps dans cet air resté tiède, lumineux, sans qu'aucune pluie ne vienne le mouiller. Puis il se remettra en chemin, à travers une légère et brève averse de gouttes sautillantes.

Au tournant, avec empressement s'avancent boire des vaches. Douze vaches de prix, noires et tachées de blanc. On les dirait couvertes de fleurs. Le taureau les suit. Ses hautes cornes aiguisées luisent, semblent mouillées. Un modèle de force. Si puissant qu'il suffit à la vache stérile de flairer son urine pour qu'elle puisse vêler. Il vient au trot, dépasse les vaches. Un homme âgé, grand et souple comme un garçon, suit le petit troupeau. 

Les Reculas, Maria Borrély, 1936. Réédition en 2010 par les éditions Parole
Illustration de Paule Borrély, extraite de la couverture de cette dernière édition

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