Père et fils. C’est au fond cette structure imaginaire lourde de fantasmes, de douleurs et d’utopies, bras de force néanmoins bien réel de notre société, qui est le point commun de ces "trois récits" : Les élémentaires, de Jean Vigna.
A la source, l’enfance de l’auteur, à laquelle son écriture redonne corps dans la fiction, plus de quatre-vingts ans après. Les récits restent ancrés dans ces années 1928-1933 qui correspondent à celles de l’école dite "élémentaire" tout au long desquelles l’écolier s’est vu imposer son père comme instituteur.
Certes ils fleurent bon l’encre et la craie, la cour de récréation, la salle à manger, la rue, le jardinet, mais ces récits révèlent une autre dimension. C’est la confrontation – avant d’être l’apprentissage – de l’enfant avec l’archaïsme de l’homme. Se peut-il qu’il soit constitué – lui dont l’intelligence est vive, le sentiment d’amour, l’esprit de justice si intenses – de ces éléments de brutalité et de noirceur : la soumission, la loi des armes, la vengeance ? Trois notes sourdes qu’on peut entendre résonner sous la douceur trompeuse du conte, trois notes qui parlent d'une mort insondable et sacrificielle.
Mais le sujet apparent est principalement l’école, alors considérée comme pilier fondamental de la république, le point de vue narratif est à hauteur du regard d’enfant, et la force évocatrice est lumineuse. Pour autant ces "élémentaires" ne nous renvoient pas (sinon en creux) au jeu de construction en bois, ou au "meccano" de métal que l’enfant pouvait recevoir à Noël et qui lui permettait d’apprendre à construire la maison, le jardin, la rue, la charrette, le camion d'un avenir rêvé, ces récits nous mettent au contraire au bord d’un gouffre. Comment se peut-il, à la réflexion, que nous soyons constitués de ces élémentaires-là, qui nous aveuglent, tant ils sont insoutenables de brutalité et comme antinomiques du désir même de société ?
Si elle nous interroge en sourdine sur les fondements de notre civilisation masculine et violente, cette lecture a le charme des histoires contées. Cela semble être la simplicité naturelle de l’écriture de Jean Vigna qui, comme par mégarde, et sans les faire remarquer, met à jour trois pierres énormes dans notre champ.
A la source, l’enfance de l’auteur, à laquelle son écriture redonne corps dans la fiction, plus de quatre-vingts ans après. Les récits restent ancrés dans ces années 1928-1933 qui correspondent à celles de l’école dite "élémentaire" tout au long desquelles l’écolier s’est vu imposer son père comme instituteur.
Certes ils fleurent bon l’encre et la craie, la cour de récréation, la salle à manger, la rue, le jardinet, mais ces récits révèlent une autre dimension. C’est la confrontation – avant d’être l’apprentissage – de l’enfant avec l’archaïsme de l’homme. Se peut-il qu’il soit constitué – lui dont l’intelligence est vive, le sentiment d’amour, l’esprit de justice si intenses – de ces éléments de brutalité et de noirceur : la soumission, la loi des armes, la vengeance ? Trois notes sourdes qu’on peut entendre résonner sous la douceur trompeuse du conte, trois notes qui parlent d'une mort insondable et sacrificielle.
Mais le sujet apparent est principalement l’école, alors considérée comme pilier fondamental de la république, le point de vue narratif est à hauteur du regard d’enfant, et la force évocatrice est lumineuse. Pour autant ces "élémentaires" ne nous renvoient pas (sinon en creux) au jeu de construction en bois, ou au "meccano" de métal que l’enfant pouvait recevoir à Noël et qui lui permettait d’apprendre à construire la maison, le jardin, la rue, la charrette, le camion d'un avenir rêvé, ces récits nous mettent au contraire au bord d’un gouffre. Comment se peut-il, à la réflexion, que nous soyons constitués de ces élémentaires-là, qui nous aveuglent, tant ils sont insoutenables de brutalité et comme antinomiques du désir même de société ?
Si elle nous interroge en sourdine sur les fondements de notre civilisation masculine et violente, cette lecture a le charme des histoires contées. Cela semble être la simplicité naturelle de l’écriture de Jean Vigna qui, comme par mégarde, et sans les faire remarquer, met à jour trois pierres énormes dans notre champ.
– Assieds-toi là et écoute moi bien… Nous serons bientôt en vacances. Mais les vacances, ça ne dure pas. Et la rentrée des classes arrivera plus vite qu’on ne pense. Tu m’écoutes ?
– Oui.
– L’école maternelle, c’est terminé. Au mois d’octobre prochain, tu rentres avec moi dans la classe des grands. Celle où on travaille, tu entends ?
Il fait oui de la tête.
– Maintenant que je t’ai appris à lire, et que tu sais un peu compter, tu n’auras pas besoin de suivre le cours préparatoire avec mademoiselle Lefrançois. Tu suivras avec moi le cours élémentaire 1ère année.
Il baisse la tête. Il a envie de dire… mais Yvonne… mais il n’ose pas.
– Pendant les vacances, on lira ensemble tous les matins. Il ne faut pas oublier ce que je t’ai appris. Tu vas avoir bientôt six ans. À la maternelle, on joue. Avec moi, on travaille.
Jacques relève lentement la tête. Son père le fixe de ses yeux gris, derrière ses lunettes.
– Tu as bien compris ?
– Oui, murmure-t-il.
– C’est bon, va aider un peu ta mère.
– Oui.
– L’école maternelle, c’est terminé. Au mois d’octobre prochain, tu rentres avec moi dans la classe des grands. Celle où on travaille, tu entends ?
Il fait oui de la tête.
– Maintenant que je t’ai appris à lire, et que tu sais un peu compter, tu n’auras pas besoin de suivre le cours préparatoire avec mademoiselle Lefrançois. Tu suivras avec moi le cours élémentaire 1ère année.
Il baisse la tête. Il a envie de dire… mais Yvonne… mais il n’ose pas.
– Pendant les vacances, on lira ensemble tous les matins. Il ne faut pas oublier ce que je t’ai appris. Tu vas avoir bientôt six ans. À la maternelle, on joue. Avec moi, on travaille.
Jacques relève lentement la tête. Son père le fixe de ses yeux gris, derrière ses lunettes.
– Tu as bien compris ?
– Oui, murmure-t-il.
– C’est bon, va aider un peu ta mère.
– Donne-moi la main, dit Louis. Il faut toujours faire attention quand on traverse.
D’habitude, il abandonnait sa main dans celle de sa mère. Celle de Louis, aujourd’hui, est plus large, plus rude.
– Surtout, ne te laisse pas distraire par les camarades. Il y en a qui ne demandent qu’à s’amuser. Et puis, il faut que tu donnes l’exemple, et ne pas me faire honte.
On passe devant la boulangerie, l’épicerie, puis devant l’échoppe du cordonnier Armand. Le petit cinéma, privé de lumière, est triste déjà. On croise des gens qui se rendent à leur travail. Encore une dizaine de mètres et c’est la bijouterie Callot… Un petit coup d’œil à la vitre de la porte d’entrée. Mais à quoi bon ! On a dû déjà conduire Yvonne à l’école.
– Attention, ce carrefour est dangereux.
Cette fois, la main de Louis serre plus fort, et c’est le contact lisse d’une chevalière en or au petit doigt de Louis.
– Nous allons arriver, dit-il.
La porte de la cour de l’école des filles est ouverte, comme celle des garçons. Un mur mitoyen les sépare. Une vague rumeur… quelques éclats de voix.
– Entre, dit Louis, mais ne te mêle pas aux plus grands. Attends sous le préau, avec les autres, ce sont les nouveaux.
Les marrons d’Inde, éjectés de leur bogue, en tombant, jonchent le sol, et roulent, au gré des pieds curieux et amusés. Quelques gamins en ont rempli leurs poches. Il avance, à petits pas, sous le préau, et se colle le dos au mur. Il n’est pas rassuré. Il est impressionné par la taille de quelques élèves d’une «grande classe». Ils ont l’air détendu. Il se rapproche de deux élèves nouveaux comme lui, et qui paraissent, eux aussi, inquiets.
Au milieu de la cour, le groupe des instituteurs, en cercle. Ils sont cinq, et il y a une maîtresse. Un garçon au visage avenant s’approche de Jacques.
– Tu es nouveau, toi, tu vas aller avec mademoiselle Lefrançois ?
– Oh, non… puis après une hésitation :
– Je vais dans la classe de mon père.
– De ton père ?
– Oui, il est là avec les autres maîtres. C’est celui qui a un pardessus marron, des lunettes, et une moustache.
– Le père Delmas… c’est ton père ?
– Oui.
– Eh ben !
Le garçon ouvre de grands yeux. Il n’ajoute rien, mais fait une grimace et un geste bizarre de la main. Jacques sent son cœur se serrer. Il regarde Louis qui parle avec les autre maîtres et l’inquiétude le gagne. Son père est bien là, mais dans cette cour, c’est comme s’il avait revêtu le costume d’un étranger. Sa mère, c’est plus simple. Mais lui, qui est-il vraiment ?
Jean Vigna, extrait de Les élémentaires, 3 récits, Gaspard Nocturne 2008
Photos :
Père et fils, Jean a 6 ans
Photo de classe 1929, M. Vigna et ses 56 élèves
D’habitude, il abandonnait sa main dans celle de sa mère. Celle de Louis, aujourd’hui, est plus large, plus rude.
– Surtout, ne te laisse pas distraire par les camarades. Il y en a qui ne demandent qu’à s’amuser. Et puis, il faut que tu donnes l’exemple, et ne pas me faire honte.
On passe devant la boulangerie, l’épicerie, puis devant l’échoppe du cordonnier Armand. Le petit cinéma, privé de lumière, est triste déjà. On croise des gens qui se rendent à leur travail. Encore une dizaine de mètres et c’est la bijouterie Callot… Un petit coup d’œil à la vitre de la porte d’entrée. Mais à quoi bon ! On a dû déjà conduire Yvonne à l’école.
– Attention, ce carrefour est dangereux.
Cette fois, la main de Louis serre plus fort, et c’est le contact lisse d’une chevalière en or au petit doigt de Louis.
– Nous allons arriver, dit-il.
La porte de la cour de l’école des filles est ouverte, comme celle des garçons. Un mur mitoyen les sépare. Une vague rumeur… quelques éclats de voix.
– Entre, dit Louis, mais ne te mêle pas aux plus grands. Attends sous le préau, avec les autres, ce sont les nouveaux.
Les marrons d’Inde, éjectés de leur bogue, en tombant, jonchent le sol, et roulent, au gré des pieds curieux et amusés. Quelques gamins en ont rempli leurs poches. Il avance, à petits pas, sous le préau, et se colle le dos au mur. Il n’est pas rassuré. Il est impressionné par la taille de quelques élèves d’une «grande classe». Ils ont l’air détendu. Il se rapproche de deux élèves nouveaux comme lui, et qui paraissent, eux aussi, inquiets.
Au milieu de la cour, le groupe des instituteurs, en cercle. Ils sont cinq, et il y a une maîtresse. Un garçon au visage avenant s’approche de Jacques.
– Tu es nouveau, toi, tu vas aller avec mademoiselle Lefrançois ?
– Oh, non… puis après une hésitation :
– Je vais dans la classe de mon père.
– De ton père ?
– Oui, il est là avec les autres maîtres. C’est celui qui a un pardessus marron, des lunettes, et une moustache.
– Le père Delmas… c’est ton père ?
– Oui.
– Eh ben !
Le garçon ouvre de grands yeux. Il n’ajoute rien, mais fait une grimace et un geste bizarre de la main. Jacques sent son cœur se serrer. Il regarde Louis qui parle avec les autre maîtres et l’inquiétude le gagne. Son père est bien là, mais dans cette cour, c’est comme s’il avait revêtu le costume d’un étranger. Sa mère, c’est plus simple. Mais lui, qui est-il vraiment ?
Jean Vigna, extrait de Les élémentaires, 3 récits, Gaspard Nocturne 2008
Photos :
Père et fils, Jean a 6 ans
Photo de classe 1929, M. Vigna et ses 56 élèves
Après la lecture de cet ouvrage, j'ai plaisir à découvrir ces photos. Le texte qui lui est ici consacré en fait bien ressortir l'essentiel : dans " Les Élémentaires" un père instituteur, à la fois sévère voire brutal et structurant; dans "La petite Lorraine" autre récit prenant, une mère, institutrice aussi, exigeante et corsetée par son "éducation". Né de ces parents-là, Jean Vigna en a fait son écriture libératrice des carcans "éducatifs" pour notre plaisir : sa langue est simple, porteuse du charme des fictions qui s'appuient sur une réalité vécue pour les prolonger dans l'imaginaire et rappeler nos atmosphères d'un très lointain passé.
RépondreSupprimerMerci, c'est bien vrai, ce qui reste, au bout de ces vies difficiles, c'est le plaisir qui est donné de lire ces récits polis par la fiction et la distance du temps... belle alchimie !
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