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L'instant d'une page tournée

Que se passe-t-il quand on lit de lecture amoureuse ?
Tout simplement on est au coeur de chez soi même dans un lieu inconnu. Des fils vous relient à tout, des tuyaux, des veines, des pompes vous alimentent, des brises vous rafraîchissent, des ombrages, un foyer, un astre — vous êtes chez vous en ce monde, un monde totalement irréalisable en grandeur réelle et pourtant ici réalisé.
Vous le parcourez, vous avez des membres pour atteindre toutes ses directions, des sens pour entendre et sentir, et l'interpénétrez dans toutes ses dimensions.
Après le silence du héron
c'est le fracas des corneilles
la ligne d'un vol
l'instant d'une page tournée.

« Mme Louis quitta les lourdes Grâces pour un petit appartement à Genève, raccourcit du tiers ses rideaux de brocart et vendit l'échiquier d'ivoire de son ancêtre le vénérable pasteur. Un jour, le temps surprit Jämes Laroche, les yeux d'anthracite inquiets, le front barré de rides profondes, la barbe relevée par une main méditative ; Carmen Sylva lui avait tendu à baiser une main molle et le regardait sévèrement à travers le face-à-main qui pendait au bout de sa chaîne de lapis-lazuli ; ce fut ce visage inquiet, dur comme un bouton d'os, qui apparut à Galeswinthe quand elle entra dans le grand bureau où un Gaudence de Seewis faisait pendant à une immense photographie du père Laroche dans ses vieux et derniers jours.
   — J'aimerais vendre ces valeurs russes ; mon mari me disait...
   — Vos Grandes Sociétés des Chemins de fer ? Vos lettres de gage, Banque impériale foncière de la Noblesse ? mais ma cousine ! Ho ho ! (il la regarda avec une expression méchante.) Plutôt vos Crédit Foncier Egyptien ?
   Non, elle ne voulait pas les vendre, à cause de l'oncle Alphonse et de cette image où on le voyait immobile avec F. de Lesseps devant sa tente, des mouchoirs sur les nuques et des filets à papillons sur les genoux, si immobiles que peu à peu on devinait toutes leurs pensées, leur nostalgie du grand mur de pierres et de mousse brune au-dessus du figuier et du jardin potager d'où l'on voyait par-dessus le cimetière le Jura bleu. »

Châteaux en enfance, Catherine Colomb, 1945
Photo : Catherine Colomb à la Chenalettaz, Cully, 1914
(La vie litttéraire romande en images)

Commentaires

  1. J'ai lu amoureusement les lignes introductives ainsi que l'extrait et, sûr, je me suis trouvée chez moi, irriguée de l'intérieur!

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