Ce titre est de Marcel Conche. C'est celui d'un chapitre de son livre "Épicure en Corrèze". Ne serait-il pas, parmi les philosophes, très paradoxalement, le plus proche de Montaigne, celui dont la pensée tiendrait le plus du plaisir d'écrire, en somme ? Je reproduis dans sa totalité ce court chapitre mais en le scindant en deux, comme on tourne les pages, pour le plaisir de la lenteur. Peut-être pourra-t-on mieux entendre monter ce vent de la voix, que renouvelle chaque lecture. Marcel Conche dit aimer la philosophie par-dessus tout, devant tout le reste, devant la littérature bien sûr – prédilection de Marie-Thérèse (Mimi) –, et avant même l'amour d'une femme. Or il me semble aussi prouver le contraire : que la philosophie sait s'effacer derrière le silence heureux, la paix partagée sur fond d'infini. Je crois l'entendre m'assurer que c'est là justement la philosophie épicurienne. Oui, mais c'est son récit qui me touche, non sa philosophie, en ce qu'il rend sensible la part silencieuse de sa pensée, la moins dogmatique, la plus volatile, singulière et osée sous la modestie et l'humour.
Mimi et moi, durant le demi-siècle que nous avons
passé ensemble, n’avons guère échangé de paroles. Nous nous comprenions si bien
que les conversations étaient souvent inutiles. Je voudrais parler de ce
silence, qui fut pour moi l’une des manifestations du silence mais était,
étrangement, fondé sur une divergence profonde. J’étais certain que ma femme
n’abandonnerait pas sa foi catholique, vitale pour elle. Il n’aurait pas été
utile de critiquer le catéchisme de Jean-Paul II, de lui montrer que la bonté de
Dieu est contradictoire avec ce que l’on voit de son œuvre. Elle, de son côté,
savait qu’absolument rien n’aurait pu me ramener à la religion. Je l’avais
abandonnée de façon totale et définitive. Sur ces questions essentielles, aucun
langage commun n’était possible entre nous. Il était cependant entendu que
François, notre fils, serait élevé chrétiennement. Je m’y étais engagé car,
sinon, Mimi n’aurait pas voulu m’épouser, et je me suis tenu à cet engagement.
Il a été baptisé, il a été scout, il est parti en Angleterre, il a très bien
appris l’anglais et il est devenu professeur d’anglais. Entre Mimi et moi, le
désaccord était donc entier mais chacun admettait malgré tout que c’était avec
l’autre qu’il avait choisi de vivre et n’aurait pas pu vivre autrement. Ma
femme était d’une telle supériorité d’esprit, de finesse, de délicatesse, de
jugement, de générosité, d’ingéniosité, de compréhension d’autrui que je ne
pouvais que l’admirer et l’aimer. Aujourd’hui encore, elle l’emporte sur toutes
les natures féminines que j’ai connues. Je ne sais pas ce qui pouvait lui
plaire en moi et ne me suis jamais vraiment posé la question, mais elle
m’aimait de façon absolue, c’était un fait. De cette évidence, de même que de
notre désaccord essentiel, il n’y avait donc pas à discuter. Pour discuter, il
faut a priori accepter de se rendre aux raisons de l’autre, sinon,
aucune argumentation sérieuse n’est possible. C’est pourquoi, par exemple, je
n’accepte pas de discuter avec des croyants. Lorsque des chrétiens me
sollicitent pour participer à des conférences, je leur demande :
« Envisagez-vous d’abandonner votre foi religieuse à partir de ce que je
vais vous dire ? » Ils n’y sont évidemment pas disposés. Alors, ce
n’est pas la peine que je parle pour rien.
Avec Mimi, nous avons toujours su éviter de parler
pour rien. Notre silence faisait tant partie de notre compréhension mutuelle
que nous ne songions pas assez à parler devant et avec notre fils. Nos repas
familiaux étaient souvent silencieux. Etait-ce une bonne chose pour François ?
Nous l’avons éduqué par l’exemple mais aurions pu l’éduquer par nos paroles
comme mon père avait su le faire pour moi. Il ne s’agissait pas de se quereller
devant notre fils mais simplement, sans élever la voix, d’énoncer des arguments
raisonnables et partant d’évidences premières. C’est ainsi qu’il faut
philosopher.
Cependant, nous parlions beaucoup lorsque nous
étions avec d’autres ou lorsque nous recevions des amis. Je me souviens par
exemple d’un dîner avec André Comte-Sponville et sa compagne Maximine, poète de
qualité qui a reçu le prix Verlaine. Nous avons ce soir-là parlé de Deleuze,
que j’admirais au temps de notre jeunesse, mais je m’étonnais qu’il ait
consacré un livre à David Hume, car, comme Hannah Arendt l’écrit à Mary
MacCarthy, « Hume n’est pas très intéressant ». Ma femme participait
avec joie à ces discussions. Elle était si instruite sur tant de sujets, et si
spirituelle, qu’elle n’avait pas besoin de se mêler de philosophie. Elle savait
que j’avais envie de rencontrer Martial Gueroult. Nous allâmes plusieurs fois
chez lui, soit à Sèvres-Ville-d’Avray, soit à Boulogne. Dans les premiers
temps, il ne faisait guère attention à moi, préférant évoquer avec Mimi les
amis de Strasbourg ou se mettre au piano et lui jouer du Schumann. Mais après
que je lui eus écrit une lettre sur Spinoza, qu’il apprécia, il consentit à ma
conversation. J’admirais son immense travail sur Leibniz, Malebranche, et, bien
sûr, Descartes et Spinoza – sans parler de Berkeley, Fichte, etc. Sa méthode
dite « structurale » ne lui permettait pas d’aborder de la bonne
façon Montaigne, sur qui il écrivit un article plutôt raté. Il développa un
idéalisme radical qui faisait des grands systèmes des sortes d’idées
platoniciennes. Je lui parlais de Canguilhem, d’Eric Weil ; il était avare
d’éloges.
Au Rodal, chez mon père, où nous allions
régulièrement, Mimi faisait régner la bonne entente familiale. Ma sœur
l’adorait, mon père avait été réticent au début parce qu’il avait été contrarié
que je me marie en juillet au moment des moissons, de sorte qu’il n’avait pas
pu venir au mariage : la moisson d’abord ! Mais quand Mimi est venue
au Rodal pour la première fois, il a été tout de suite conquis. Pour preuve il
lui a proposé de monter au Puits Gros, le plus haut sommet d’Altillac – en
réalité il ne fait guère que 495 mètres –, ce qui était une façon d’acclimater
Mimi au pays. Mon père était heureux que mon épouse soit convenable. Nous avons
passé avec elle, en famille, des moments heureux, en compagnie notamment de ma
tante Pauline et de son mari, Paul Host, lorsqu’ils étaient à la Maisonneuve
durant les vacances.
Peinture de John Constable
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