« La solitude se situait à un niveau sur le fond duquel était tout le contraire.»
Cette phrase de Marcel Conche m'apparaît maintenant comme une des plus belles phrases qu'il m'ait été donné d'apprécier. Une des plus lumineuses. Je me souviens qu'elle m'a arrêté dans ma lecture lorsqu'elle m'est apparue, la première fois. Je m'y suis repris pour la lire. Et c'est au cours d'une autre lecture qu'elle s'est posée tout doucement comme le soleil, l'été, sur le fond d'un cours d'eau. Et lorsque nous arriverons à la dernière phrase du chapitre, elle résonnera avec celle-ci, elle donnera aussi une clé définitive de cette entente silencieuse des deux esprits.
Si je pense aujourd’hui à ces « silences
heureux », c’est aussi en pensant à la solitude, qui en est le corrélat.
La solitude est au fondement de la condition humaine, tout homme éprouvant la
solitude de soi-même. C’est pourquoi, plus encore qu’être aimé, nous voudrions
être compris. Si ce silence entre Mimi et moi était un silence heureux, c’est
parce qu’il me disait que j’étais compris. Il traduisait une paix intérieure,
qui était en Mimi et passait en moi, qui était en moi et passait en elle. Plus
profonde que nos divergences, il y avait cette paix qui les rendait
secondaires, superficielles, comme relatives – relatives au siècle que nous
vivions, où la religion et le communisme structuraient les clivages. Dans notre
paix intérieure partagée, ce qui appartenait au siècle était laissé de côté. Il
restait la vie à l’état pur et le fait de vivre ensemble. La solitude se
situait à un niveau sur le fond duquel était tout le contraire. Cette solitude
sur fond de non-solitude faisait que ma solitude se brisait brusquement lorsque
j’étais avec Mimi.
Les silences de la Nature, à la différence du
silence entre deux personnes, ne sont pas absolus. Lorsque deux personnes se
taisent, on n’entend que le silence, même si le chat miaule à côté ou si
d’autres conversations ont lieu autour d’elles. Alors que, dans la Nature, ce
sont les bruits qui font ressortir le silence. C’est le courant de la Dordogne
qui révélait le silence lorsque je gardais les vaches sans voir personne de
toute la journée. Quand je pelais la vigne, les cloches de l’église qui
sonnaient midi soulignaient le silence. Quand je fanais dans les champs,
j’entendais, au milieu du silence de toute chose, le chant des sauterelles et
des grillons. Quelquefois, par la fenêtre de ma chambre au Rodal, quand
j’étudiais tard le soir, j’écoutais le ruisseau pour saisir le grand silence
impressionnant de la nuit. Le silence de la Nature signifie pour moi de
multiples signes, de multiples appels. Le vent me dit : « Je suis
là » ; le ruisseau me dit : « Je suis là » ; le
serpent me dit : « Je suis là, prends garde » ; les cloches
me disent : « Nous sommes là. »
Pour qu’il y ait silence dans la Nature, il faut
être seul. Donc le silence de la Nature est, lui aussi, comme les silences
heureux dont j’ai parlé, le corrélat de la solitude. Je me sentais seul et
j’étais heureux d’être à l’écoute de la Dordogne, du ruisseau, ou bien à
l’écoute du feu le jour où la forêt d Marjorie a brûlé. Le bruit du feu, avec
sa violence, sa force ravageuse, efface les autres impressions. « Ce monde
est le même pour tous, ni un dieu ni l’homme ne l’a fait, mais il a toujours
été, il est et il sera feu toujours vivant, s’allumant en mesure et d’éteignant
en mesure », disait Héraclite. Heisenberg reconnaissait dans le Feu
d’Héraclite ce qu’il appelait l’énergie universelle.
J’aime ce silence de la Nature avec ses multiples
bruits car il me met en difficulté avec moi-même et m’oblige à penser. Je crois
qu’il n’y a qu’une Nature mais je ne crois pas que la Nature soit une. La
Nature est la totalité des choses. La première création de la Nature, c’est
l’univers : la Nature (infinie) se dégrade en univers (indéfini). Ensuite,
dans l’univers, se trouvent des mondes innombrables. Le hérisson vit dans son
monde, l’abeille vit dans son monde, de même la fourmi, etc. Pourquoi
« monde » ? Parce que l’abeille reçoit les impressions qui n’ont
de signification que pour elle, des significations « abeille »
forment pour l’abeille un réseau, une structure, donc un monde fini. Ces mondes
sont dissemblables et incommunicables. Le hérisson n’a rien à dire à l’abeille
et réciproquement. L’homme peut étudier le hérisson mais ne peut pas se mettre
à la place du hérisson pour vivre le monde en hérisson. Il ne peut pas
atteindre le for intérieur du hérisson, qui est inatteignable par la
connaissance puisque celle-ci ne saisit que l’objectivable. On peut comprendre
comment fonctionne un hérisson mais on ne peut pas éprouver le sentiment de soi
du hérisson, si tant est que le « soi » signifie quelque chose quand
on parle d’un hérisson. Par conséquent, il n’y a pas d’unité entre ces mondes
dissemblables. Il existe une infinité d’espèces et, donc, une infinité de
mondes, sans unité de surplomb – cela, Epicure l’avait bien vu. La Nature est
le tout de cette infinité de mondes mais elle n’est pas comme un dieu qui voit
tout, un principe totalisant. La Nature est une multiplicité inassemblable, un
ensemble non unifiable, une totalité intotalisable.
Cependant, dans le silence de la Nature, je perçois non pas la multiplicité des mondes, mais la Nature comme une. C’est un problème de comprendre comment la Nature, malgré son infinie diversité, peut être toujours la même Nature. C’est un problème philosophique que je ressens dans le silence de la Nature. Certes, le ruisseau me dit : « Je suis le ruisseau » ; le vent me dit « Je suis le vent. » Mais la Nature me dit : « Je suis tout cela mais je suis aussi la Nature, je suis ce qui fait qu’il y a tout cela, le vent, les fleurs, le ruisseau, l’abeille, etc. » Quand j’écoute la Nature, je suis partagé entre le sentiment de la multiplicité et celui de l’unité fondamentale. Ma conception de la Nature, qui est dans l’infini et dans l’éternité, est une conception métaphysique, puisque la métaphysique est cette partie de la philosophie qui a affaire à la totalité de ce qui est. Le silence de la Nature devient alors métaphysique parce qu’il amène dans mon esprit des idées. Si je suis dans la solitude profonde dans la Nature, si je tourne mes regards vers la profondeur illimitée du ciel, vers l’infini du ciel, je songe que nul savant, ni Einstein ni ses successeurs, ne peut atteindre la totalité de la Nature. Un cosmologiste ne peut dire quel rapport il y a entre l’Univers du big-bang et la totalité de la Nature. Par conséquent, je peux continuer de m’appuyer sur mes évidences immédiates qui me disent que l’univers est infini (indéfini), que nous sommes environnés par l’infini. La clef de la sagesse est qu’il faut penser toute chose sur le fond de l’infini.
Cependant, dans le silence de la Nature, je perçois non pas la multiplicité des mondes, mais la Nature comme une. C’est un problème de comprendre comment la Nature, malgré son infinie diversité, peut être toujours la même Nature. C’est un problème philosophique que je ressens dans le silence de la Nature. Certes, le ruisseau me dit : « Je suis le ruisseau » ; le vent me dit « Je suis le vent. » Mais la Nature me dit : « Je suis tout cela mais je suis aussi la Nature, je suis ce qui fait qu’il y a tout cela, le vent, les fleurs, le ruisseau, l’abeille, etc. » Quand j’écoute la Nature, je suis partagé entre le sentiment de la multiplicité et celui de l’unité fondamentale. Ma conception de la Nature, qui est dans l’infini et dans l’éternité, est une conception métaphysique, puisque la métaphysique est cette partie de la philosophie qui a affaire à la totalité de ce qui est. Le silence de la Nature devient alors métaphysique parce qu’il amène dans mon esprit des idées. Si je suis dans la solitude profonde dans la Nature, si je tourne mes regards vers la profondeur illimitée du ciel, vers l’infini du ciel, je songe que nul savant, ni Einstein ni ses successeurs, ne peut atteindre la totalité de la Nature. Un cosmologiste ne peut dire quel rapport il y a entre l’Univers du big-bang et la totalité de la Nature. Par conséquent, je peux continuer de m’appuyer sur mes évidences immédiates qui me disent que l’univers est infini (indéfini), que nous sommes environnés par l’infini. La clef de la sagesse est qu’il faut penser toute chose sur le fond de l’infini.
John Constable, étude de nuages, 1821
je laisse méditer le texte et ses mots, texte profondément héraclitéen, comme ce que Conche avait traduit d'Héraclite et ce qu'il en disait sur le fleuve, force est de se pénétrer de cela et d'entendre qu'au-delà des cultures il y a un fond profondément humain que fait entendre aussi le bouddhisme non dans ses rites mais dans sa pensée intime proche avec la nature, le bouddhisme zen sans nul doute. Merci de l'avoir mis ainsi, je médite encore ce texte. J'aime beaucoup M Conche. Belle journée à toi !
RépondreSupprimerMerci de ton passage. Que le texte et toi aillent méditant au bonheur du jour.
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