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Le temps de lire

Narcisse ne peut lire ni écrire. Privé d'écho, il se cogne à lui-même.
Mais dans la pénombre de la lecture, il y a la nage des langues, la même où tu écris, celle sans limites, celle de la transmodalité, le sens commun, dit François Roustang. Et avant cela, l'organe du toucher, le toucher du corps, le corps déjà là.
Avant que tu n'ouvres les yeux, Psyché anime ton corps. Tout encore se relie à tout, il n'y a pas de discontinuité. Tu es Psyché l'amoureuse avant qu'elle n'ait ouvert les yeux sur Amour qui la visitait incognito chaque nuit. Avant de connaître déjà tu es touché, tu touches et tu avances, tu devines, tu te meus, formes et transformes, tu lis et tu écris.
Comme dans la peinture du petit enfant, qui est un parcours, que seuls la lassitude ou le regard de l'adulte arrêteront.
François Roustang, dans La fin de la plainte, fait intervenir ainsi Narcisse et Psyché :

« Narcisse doit être exclu du psychisme en tant qu'il joue son rôle. Il ne saurait entrer dans le monde humain que sous le chef de la maladie, la maladie la plus typiquement humaine et la plus désastreusement humaine, celle qui fait sortir l'homme de son corps et donc du monde, en vue d'une réversion vers lui-même, c'est-à-dire d'une perversion de son statut. Le terme de narcissisme avait d'ailleurs été inventé pour décrire "un comportement pervers en relation avec le mythe de Narcisse" [Jean Laplanche, Jean-Bertrand Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse]. "Spem sine corpore amat ; corpus putat esse quod unda est", "Il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau". Le suprême de la perversion est peut-être de penser que le psychisme a une existence, qu'il y a une réalité psychique, que l'on peut connaître le psychisme, alors que c'est le corps psychisé qui seul existe.
Narcisse pense que guérir, c'est refaire le fonctionnement d'un psychisme, dont il serait possible de connaître au préalable les mécanismes. Psyché pense que guérir, c'est réapprendre à toucher et à être touché, pour faire ou refaire un corps et lui permettre de se mouvoir dans l'environnement. Car Psyché c'est toujours déjà le corps, et le corps c'est toujours déjà le monde. Guérir, c'est avoir un corps par la sensation et le dire, le dire de la sensation bien sûr. Sentir pour l'humain est déjà l'avoir dit, car on ne sent que dans une culture et avec les mots et les façons d'être d'une culture. Pour que ce soit le corps qui sente, il faut qu'avant la distinction des cinq sens, il y ait la transmodalité, ou le sens commun, et qu'avant le sens commun il y ait tout le corps. Il faut qu'en exercice nous refassions le chemin inverse de notre culturation. Il nous a fallu oublier le corps nu dans le liquide amniotique (cf. le plaisir inégalable de nager totalement nu dans l'eau, sorte de corps à la peau continue, sans orifice), puis le corps qui transmodalise ses sensations avec la plus grande inconscience, puis la découverte distincte des cinq sens. »

François Roustang, La fin de la plainte, Odile Jacob, 2000
Peinture d'enfant, Liya, 3 ans

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