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Trente-six bonheurs

Je constatais que nous ne pouvions nous empêcher d'être observateur.
Le désir de connaître nous projette hors du vivre. L'observateur et le vivre ne font qu'un pourtant.
Ce sera donc une forme d'hommage à l'auteur du livre que j'ai dans les mains aujourd'hui pour m'accompagner, mais aussi à d'autres qui l'ont précédé dans mon apprentissage.
Je sais que je lis pour me donner envie d'écrire. Mais aussi pour profiter de ce banc au soleil sous le parfum du lilas. Pour la chance de la venue sur un banc voisin d'une jolie fille, qui lit elle aussi. Et des passants, des passantes, dont la démarche, la présence éphémères sont tellement fascinantes. Et pour ce platane énorme, pas encore feuillu, ses cinq ou six bras puissants au-dessus de moi et dont les ombres rayonnent à mes pieds sur le sable du terrain de boules où des gamins jouent au ballon.
Lire c'est pour échapper à la lecture par ces vastes portes de l'air caressant, des chants d'oiseaux, des arbres indiscrets qui penchent leurs paquets de graines ou leurs rameaux feuillus. Lire c'est relier au-delà du livre le monde qui l'entoure avec celui qu'il contient, c'est marcher sur ce pont, tenir en équilibre entre deux immensités et trente-six bonheurs. Puis se départir, choisir un sentier, une phrase, une page, un pas par la porte qui vient de s'ouvrir, et où quelqu'un m'attendait comme je l'avais, sans le savoir, attendu.
La rivière est lustrée, verte, avec d'autres verts, plus jaunes, épars, des roux, foncés, enfoncés tandis que la surface défile, se dissociant, s'en allant légère et tranquille, convoyant des petites aspérités claires, bourres végétales ou brindilles, des fines ondulations. Plus loin ce gris-vert saturé, poli au noir.
Le livre me rattrape, je le rattrape — ce n'est pas un livre-piège, un livre-gouffre, c'est un livre-compagnon. Sans le vouloir, je me suis arrêté à portée d'écoute d'une paire de copains, homme et femme, qui débattent de leurs misères quotidiennes. La vie est là. Dans le livre quelques pages plus tôt François Jullien remarque :
« Mais dès lors qu'on ne consent plus à renvoyer la plénitude du vivre dans quelque "Ailleurs" ou quelque "Plus tard", qu'on ne la projette plus dans quelque "région" séparée-espérée, qu'on n'accepte pas, par conséquent, qu'une autre vie ait à soutenir ou combler cette vie-ci, la seule, après l'avoir dévaluée — ce par quoi se signale notre modernité —, il nous faudra concevoir les outils non métaphysiques nous permettant de saisir cet absolu du vivre dans chaque instant qui s'offre ; et que Nietzsche, somme toute, comme tous ceux qui ont voulu ramener la vie sur la terre n'ont pas forgés. En quoi nous nous trouvons encore aujourd'hui si démunis (et pourquoi nous abandonnons la pensée du vivre, quand elle est sérieuse, aux romans — Balzac ou Stendhal — ou à la poésie).
Vivre enfin  ne se fait qu'au présent, on le sait : ici et maintenant. Or nous n'avons plus, non plus, la naïveté de croire que nous pouvons nous saisir immédiatement de l'ici et du maintenant. Mais nous devons tout autant nous défier de la tentation adverse : de nous laisser embarquer dans une médiation sans fin, celle du discours-raison — le logos de la philosophie — qui d'eux à jamais nous détourne. »

François Jullien, Philosophie du vivre, Gallimard, 2011
Photo r.t

Commentaires

  1. Oui, la lecture est amour relié comme un livre, à la fois au monde extérieur, à sa beauté que tu décris ici avec tant de justesse et de sensibilité printanière et au monde intérieur où l'extériorité aura fait naître les images. Lire François Jullien, le philosophe qui sait situer sa pensée entre logos des écrits occidentaux auxquels il se réfère beaucoup et déprise de la sagesse chinoise. Pourtant son style garde quelque chose d'"universitaire", de "démonstratif"...Je m'étais, depuis un certain temps, écartée de lui après l'avoir abondamment pratiqué. Et voilà que j'y reviens à un double titre, d'abord parce que mon lien avec toi m'y ramène, que tu lis un ouvrage que j'aime, ensuite parce que je découvre son dernier livre : "Une seconde vie" qui interroge ce qui peut convaincre à continuer de vivre à partir d'un moment qu'il ne date pas précisément, variable selon chacun, celui où l'on "rentre en vieillesse". Je retrouve un peu d'agacement vis à vis de son logos que pourtant il a souvent dénoncé ailleurs mais qu'il pratique. Au-delà, comme toujours avec lui, et ton texte l'illustre, il y a matière à vivre et pas seulement comprendre. Pour ma part, son dernier livre m'apporte beaucoup quant au fait qu'il n'y a rien à recommencer...La "seconde vie "est, selon lui, un pli de la première, sa reprise. Les ruptures spectaculaires, les recommencements ne seraient que leurres...Je te livre quelques titre de chapitres : "Nouveau début?";"Des vérités décantées", "ni vieillesse ni sagesse" "Dégagement" "Réengagement" "Second amour" "Relecture, reprise réengagement"...Bien des chose à méditer là où j'en suis. Merci en tout cas, René pour ce texte qui fait écho au mien que tu as commenté. Avec toi, je contemple ce printemps que tu décris et suis des yeux les traits croisés/brisés de ta photo dont j'aime la douceur grisée. Très belle journée.

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