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Perversion

La représentation verbale est aussi une image. Comme l'image, elle s'impose, elle arrête la pensée. Je relève quelques propos à cet égard dans le récent livre que Boris Cyrulnik consacre aux héros de nos lectures "Ivres paradis, bonheurs héroïques" :

« Les  mots écrits ne sont pas la traduction des mots parlés. Les verbes qui vont à la main ne sont pas ceux qui viennent dans la bouche. Ils donnent forme à deux mondes différents. Un objet parlé n'a pas la même existence que le même objet quand il est écrit. Les paroles s'envolent, alors que les écrits donnent une impression de vérité matérielle. C'est pourquoi les romanciers sont plus porteurs d'idéologie que ce qu'ils veulent nous faire croire. "C'est un roman, c'est une fiction, j'écris ce que je veux." Ne savent-ils pas qu'en créant un monde de mots, ils plantent un sentiment dans l'âme du lecteur ? Cette émotion provoquée par une représentation verbale est authentiquement ressentie, au fond même de leur corps. Ils se sentent légers à l'idée d'être sauvés par un héros qu'ils aiment et qui les aime. Ils sont dégoûtés quand une mise en scène verbale leur présente un ennemi fourbe et visqueux prêt à polluer leur belle culture. Quelques phrases bien tournées suffisent pour toucher le lecteur ou enflammer l'auditeur. Quand un auteur possède ce talent, ses mots gouvernent l'âme de ses lecteurs. C'est pour cette raison que les dictateurs courtisent les écrivains. Ceux qui acceptent de mettre leur talent au service du chef seront bichonnés. Ceux qui s'y opposent seront censurés, emprisonnés ou même assassinés. L'ordre règne quand il n'y a qu'un seul livre qui dit la vérité et arrête la pensée. »

 Bengt Lindström, Okänta ting, oil on canvas, 1975

Commentaires

  1. les mots et leurs repreprésentations du monde oh oui...

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    Réponses
    1. oh oui... on pourrait en parler...
      pour votre curiosité, je vous propose encore ceci, si vous voulez . merc.
      https://renethibaud.com/2016/12/15/les-mots/

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    2. ah j'y suis allée ! votre nouveau blog ?

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    3. merci d'avoir pris cette peine ! (pas vraiment nouveau, il continue sa vie dans son coin)

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