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Pouvoir du récit

« Mon papa de sang, si un jour il se présentait devant moi, je lui demanderais son nom, son travail, où il vit. C'est tout. Le reste, je ne l'écouterais pas, ça me serait bien égal. Je dis le contraire de ce que je vous ai répondu la dernière fois parce que j'ai réfléchi. Votre question m'avait surprise. Au fond, auparavant, je n'avais jamais imaginé, je n'avais pas envisagé de le voir en vrai. J'ai compris que le connaître ou ne pas le connaître ne m'apporterait aucun avantage. Je choisis Damascène comme mon vrai papa, même s'il ne m'a pas enfantée. Il remplace valablement l'autre depuis ma petite enfance. On vit en bienheureuse entente. Chaque jour il m'offre sa gentillesse paternelle, il me sermonne en papa. Il est bon travailleur, très fort. Il cause bien avec tout le monde, il chante à tue-tête, il ne boit pas d'alcool. Aux palabres pour mon mariage, il cachera ma naissance honteuse, il enfilera les gants des cérémonies. Les deux parents se comprennent bien à mon sujet. Ils ont attendu les racontars pour s'expliquer sur ma naissance parce qu'ils tenaient à me protéger. Ils craignaient que de mauvaises pensées ne gâchent mon bas âge.
J'ai été un peu bousculée. Si un enfant vit derrière une information aussi extraordinaire, il se trouve quand même gêné dans sa croissance. Oui, je me pose des questions que d'autres jeunes gens ne se posent pas. Je vis dans le risque d'une terrible apparition. Un sang mal-aimé coule dans mes veines. D'obscures questions passent dans mon corps. On vit avec son destin. Non, je ne tire aucune leçon profitable d'une telle expérience, aucune force, rien qui me sera utile à l'avenir, rien du tout. Il existe des associations à Kigali spécialisées dans le soulagement des enfants dans ma situation. Mais je n'éprouve aucun besoin de réconfort auprès des psychologues et tous consorts. Je n'entrevois aucun danger à la maison. Je ne crains pas d'en être chassée. Sauf qu'un homme peut surgir que je sais malfaisant pour ma maman.
Je ne sais si je peux me dire tutsie, puisque je suis née de père inconnu. Mon cœur bat vers les Tutsis, je suis solidaires des personnes rongées par les souvenirs. Je me sens rescapée puisque je suis née dans la tourmente. Je devais bien disparaître d'une manière ou d'une autre. Mes bons amis sont des rescapés, parce que je me sens tranquille auprès d'eux. Je ne suis pas fière d'être une rescapée, car ma naissance me préoccupe. De mauvaises pensées se tiennent en embuscade les mauvais jours. Je crois que je suis venue au monde d'une façon qui n'est pas digne en soi. Peut-on ne pas en être choqué ?
Toutefois, je peux dire que ma maman est une rescapée tutsie et que je suis très très fière d'être sa fille. Ça me comble d'être la fille de Claudine, ça me console aussi. J'ai été enfantée par une Tutsie, nous partageons cette histoire. Je l'accepte sans retenue. Des rescapés se déclarent maudits d'être tutsis. Franchement, moi, je ne tente pas de délaisser ma maman tutsie. Je l'admire. Qu'elle ait accepté de me donner la vie bien qu'elle ait été obligée de suivre son malfaiteur au Congo pendant plus d'un an ! C'est un miracle pour l'enfant, un miracle humain. Il ne doit rien à la religion. Je dois à Claudine une gratitude quotidienne. Elle m'a gardée à son retour tandis que d'autres mamans étranglaient en catimini leurs enfants conçus comme moi. J'en suis heureuse, je dirais soulagée aussi. C'est brave de m'avoir acceptée comme son enfant chérie au-delà de ses malheurs endurés.
[... Cette jeune fille nous donne toute sa douceur. Je ne recopie pas les trois pages qui suivent. On peut dire que grâce à Jean Hatzfeld cette jeune fille nous ouvre son coeur, nous fait nous asseoir à côté d'elle dans sa cour et nous chante sa chanson secrète, sans façons. Elle nous prend comme ami(e). Elle établit ce pacte, cette relation qui fait que nous nous aimons, d'amitié, que nous lecteurs l'aimons très fort parce qu'elle fait couler entre nous la chaleur, la couleur, le goût de sa vie. Elle fait qu'à tout jamais le génocide est vaincu, impossible entre nous ...]
Je désire me marier, fonder une famille, partout sauf à Kanzenze. Ce n'est pas réjouissant de se marier là où on a grandi. On heurte d'obscurs souvenirs sur les chemins. On ne peut pas grandir, étudier et à la fin se marier sur une colline, car on est connu de trop de secrets. À Kigali, pourquoi pas ? C'est une ville, on croise des voitures quatre-quatre, de vastes demeures confortables entourées de grilles, des boutiques tentantes. On peut regarder la télévision. En ville, on ne se cale pas les mains dans l'agriculture, c'est plus facile d'attraper une aubaine qu'ici.
Je m'ennuie à Kanzenze car la jeunesse manque de divertissement pour ambiancer. Je voudrais aussi découvrir de nouveaux avoisinants. Je mettrai au monde deux enfants, pas plus, afin de les nourrir et de les choyer sans tracasseries exagérées. Aucune menace autour d'eux. Je ne leur raconterai rien de mon histoire, je leur déroberai mon inquiétude. A moins qu'ils me harcèlent avec des questions soufflées par des ouï-dire. »

Jean Hatzfeld, Un papa de sang, Gallimard 2015
photo r.t

Commentaires

  1. Sur la photo, le mur est délabré mais il reste un toit solide, comme le papa de substitution. Je ne connais pas ce livre de J.H. mais j'avais admiré ses premiers ouvrages sur le génocide au Rwanda... Je les avais intégrés à un séminaire sur l'Identification que j'animais alors et j'avais admiré la profondeur la judtesse et la douceur de la parole de ceux et celles qu'il interrogeait. Il sait, ce texte en témoigne, porter cette parole.

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  2. Le mur n'est pas délabré, il est même presque neuf, comme le toit, mais il avait plu et son crépi sensible à l'humidité a fait ressortir les nuances sombres de l'ocre. Son humeur changeante me plaît et si parfois il apparaît rouge sang il peut aussi l'instant d'après ou au moment même fondre en rose tendre. Comme ces enfants du génocide qui font face au présent. Vous mettez en évidence cette notion de substitution, et celle d'identification qui l'une comme l'autre peuvent rester cachées mais permettent à la vie des enfants et même à toute vie humaine de se structurer et de faire face. Merci Noëlle.

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  3. J'aime beaucoup cette idée d'une coloration changeante de la matière selon l'humeur du ciel.

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