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Le pont

Nous partagerons le silence. Plutôt que de prendre un café. Ainsi sont nos rares rencontres, chez l'un, chez l'autre — des pauses silence, comme en musique.
On arrête un instant de lire. La musique se suspend. Le crayon s'immobilise. Non pas que je prenais des notes, comme le suppose l'apprentissage, mais parce qu'en écrivant je ne cesse de lire, que j'écris à l'intérieur de lire, que tout n'est d'abord que lecture, écoute, perception du monde où nous baignons.
Comme la musique, la lecture vaut par ses silences — ses vrais moments de pleine entente.

Quand c'était moi qui allais chez Andreas, autrefois — trois fois par semaine — j'attendais dans la cour parfois vingt ou trente minutes avant que le bruit de la chatte dévalant l'escalier ne me donne le signal pour m'approcher de la porte qui s'ouvrait en libérant la noire féline lancée sur les marches du perron et le sentier descendant à la rue.
Selon les périodes c'était une personne ou une autre qui sortait à la place du chat, ou le chat dans ses jambes, devant Andreas qui tenait obligeamment la porte ouverte. J'entrais et gravissais les marches jusqu'au grenier où il avait établi son cabinet.
Ces années-là font comme un pont à deux ou trois volées d'arches que furent mes périodes de visites tri-hebdomadaires à Andreas. Il enjambe le temps de passage d'une adolescence de quadragénaire à celle, plus assurée, plus assumée, qu'on dit adulte — en référence, sans doute, aux insectes ou à certains animaux qui ont un stade adulte caractéristique.
J'allais donc chez Andreas, un peu sorcier, un peu curé, un peu philosophe, un peu pantin.
Puis à mon tour je le fus pour d'autres.
Pendant que s'édifiait, que s'édifie toujours le pont.

Au bord du chemin l'eau passe ou stagne ou disparaît, selon les saisons.
Les yeux, les oreilles, les peaux, les cils, les bouches et les narines par millions ou milliards s'activent, pour la plupart imperceptibles au promeneur bouleversé, bouleversant lui aussi l'air, le sol, dans un festin de vie, un permanent chantier. Une belle herbe vert clair court en lançant sa racine au-devant d'elle, comme un lièvre qui touche à peine terre, à peine l'eau ; à grandes enjambées elle suit le ruisseau, faisant jaillir sous ses pas des lances verticales de feuilles vert tendre dans le soleil.
Il me revient que les paysans l'appellent le chiendent. Pour moi, ce chevalier vert est aussi un persistant adolescent.

photo r.t

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